A quatre-vingt-deux ans et depuis 57 ans dans l’industrie électronique je ressens que tous les combats menés pour redévelopper notre industrie ont pris ces temps-ci une nouvelle grande et grave importance.
En écrivant cet article je rappelle ce qui s’est passé et que j’ai vécu et propose des actions immédiates pour le futur.
J’ai vécu les temps où l’on est passé du sketch de Fernand Raynaud « Le 22 à Asnières" correspondant au début des années 1960 (revoyez le pour le plaisir) au jusqu’au moment où en 2000 où nous étions un des plus gros fabricants de téléphones portables dans le monde et ensuite après 2000 au temps où l’on n’en faisait plus du tout.
Lannion était une des visions du futur de l’industrie électronique qui portait les fabrications, les usines et attirait les ingénieurs avec les sentiers douaniers, la Côte de Granit Rose, les nouveaux produits à fabriquer.
Nous avons vécu le temps où tout était à faire en France en téléphonie (CIT Alcatel, Matra, AOIP, LTT SAT, CNET...) , en ordinateur (CII Honeywell Bull), en aéronautique( Thomson, SNIAS).
En 1998 lorsque le gouvernement décide de réduire la durée légale à 35h au lieu de 39H, j’entends des chefs de grandes entreprises dans une réunion d’industriels de l’électronique dire :« On ne montera plus d’usines en France »
Il y avait des personnes qui défendaient cela en disant « On travaillera mieux » et et ceux qui disaient « On travaillera moins » et cela était considéré comme bon ou mauvais suivant les personnes. Je préférais et défendais le « On doit apprendre à travailler mieux parce que l’on passe aux 35H sinon on va perdre beaucoup ».
En 2000 je participais à des réunions avec toute l’industrie électronique et un des dirigeants d’une grosse entreprise qui avait décidé de fermer des usines m’avait dit (parce que je défendais le fait de garder une partie de l’industrie en électronique) "Bernard, tu ne comprends pas, Nous sommes La France, un pays de scientifiques et nous allons penser les produits et ensuite les faire fabriquer ailleurs dans des pays pas chers."
C’était le temps où j’ai dû fermer mon usine de masslam (fabrication de circuits imprimés multicouches pour la téléphonie) et licencier 50 personnes alors que quelques mois avant on travaillait jour et nuit et que l’on était devenu vraiment rentable après des années difficiles.
Les grandes entreprises ont fait comprendre que pour rester dans le coup elles devaient acheter au plus bas dans des pays à main d’oeuvre pas chère.
Ils y ont envoyé tous leurs spécialistes dans les pays qui produiraient pour eux pour former ceux qui fabriqueraient.
J’ai assisté aux décisions avec la volonté de délocaliser et de réduire les coûts à tout prix et me rappellerai toujours cette acheteuse d’un grand groupe qui avait à transférer les fabrications d’une usine proche de ses bureaux vers l’Asie ; l’écart de prix était 5% et le transfert allait supprimer une vingtaine d’emplois dans l’usine proche dans sa région en France.
Quand l’acheteuse avait défendu le fait que pour de tels écarts on pouvait continuer à travailler avec l’entreprise française, son directeur des achats lui avait dit "Si tu ne passes pas les commandes aux moins chères, quel que soit le pays, même si c’est 1% d’écart tu t’en vas demain".
C’était le temps où a été lancé le mot « Fabless » pour garder notre industrie et tout le monde pour rester dans le ton du moment apprenait à le mettre en marche. C’était vraiment mépriser ceux à qui l’on transmettait la production d’imaginer qu’ils n’auraient pas l’intelligence de la réinventer.
Avant le temps où l’on avait presque tout transféré, on considérait la fabrication (le vrai hardware électronique) comme porteur du futur.
J’avais même contribué à L’IUT de Valenciennes pour une formation au circuit imprimé et dans de nombreuses écoles techniques on apprenait à fabriquer des cartes et souder des composants. Je me souviens d’ateliers dont ceux qui découvraient la fabrication, fabriquaient leurs cartes, étaient fiers de souder les composants et de les voir fonctionner.
Un inspecteur général de l’Education Nationale avait décidé de supprimer tous les ateliers où l’on fabriquait des cartes électroniques parce que c’était couteux et que cela prenait de la place.
Quand on s’est battu contre ses idées, il nous a dit que les étudiants intéressés pourraient voir des films montrant comment on faisait et que l’on savait bien tous que l’on n’allait plus rien fabriquer en France.
Actuellement cela s’est modifié mais ces dispositions ont fait assez de mal pour que nous n’ayons plus assez de jeunes intéressés par ces métiers.
Depuis l’émergence du Fabless, de nombreux décideurs ont continué à penser que la fabrication électronique n’avait plus sa place en France.
Cela a conduit à moins d’investissements, moins de formation de techniciens de nos métiers, moins de centres de recherche et nous en avons souffert.
Tout n’est pas négatif et nous avons collaboré depuis longtemps avec les gouvernements successifs et avons participé aux changements réussis concernant l’Alternance, les VIE, les CIFRE, les Formations, les stages en entreprise, l’intéressement, la RSE, APIE et bien d’autres avec la volonté de bien préserver notre industrie. Les travaux conjoints avec L’Education Nationale, l’UIMM, et ACSIEL et SNESE(les deux syndicats concernés) ont abouti en 2023 au bac pro CIEL et au BTS CIEL et portent une lueur d’espoir.
Un de nos plus récents combats a concerné la Fresque de La Fée Electricité en 2021 Cette fresque qui est au Musée d’Art Moderne à Paris est considérée par les Japonais comme l’oeuvre la plus représentative du progrès de l’humanité.
Avec les membres du Club Rodin (Think Tank de la FIEEC) nous avons participé à une présentation, qui est très agréable à voir, des 108 savants sur la fresque qui est accessible à des jeunes de 12 ans et qui explique ce que les savants ont découvert et comment cela se rapporte à notre vie actuelle et à l’industrie.
Cette oeuvre est maintenant visitée par de nombreuses familles et si vous y allez, vous verrez combien cela suscite chez les jeunes un intérêt pour la science et l’industrie.
Nous avons aussi des entreprises industrielles dans notre secteur qui ont organisé des classes en entreprises très appréciées par les enseignants et les étudiants.
Allez sur le site de AXON’CABLE à titre d’exemple pour voir ce qui est fait pour les classes en entreprise.
Demain il ne faut pas penser que nous allons rapatrier tout ce qui est fait ailleurs mais nous devons rentrer dans le temps où nous devons tout faire pour conserver et fabriquer ce qui est nouveaux et ce, dès maintenant. Le contexte doit générer en nous tous un comportement collectif et à très court terme d’actions qui en découlent.
Nous devons rapprocher l’industrie des centres de recherches.
L’exemple de la Corée du Sud est impressionnant et peut nous inspirer des idées. (Lisez le dernier journal La Recherche et l’interview de Mun Mi-ok).
Ils ont investi dans la recherche fondamentale, avec un soutien massif à la recherche qui débouche sur l’industrie et viennent d’annoncer d’autres investissements énormes dans le hardware.
En France nous pouvons le faire par secteurs, par région et par technologies.
La FIEEC par exemple a créé le Prix FIEEC de la Recherche Appliquée, et ce prix est original parce que décerné à des chercheurs dont les travaux avec des entreprises permettraient de créer des emplois dans des PME ou ETI de nos secteurs.
Comme me l’a dit un jour un des lauréats « Je n’aurai jamais cru recevoir un prix parce que j’ai participé à créer des emplois dans l’industrie ! »
Pour rétablir compétitivement les industries il nous faudra le soutien à la robotisation, à l’achat d’équipements modernes et au développement de l’IA.
On peut et on doit réduire les charges pour les unités de production car on crée 30% de valeur ajoutée quand on achète et revend un produit et 60% quand on le produit. Si on est le pays où les charges sont les plus hautes pour la production, nous bloquerons la création de richesses.
On crée deux fois plus de richesses dans le pays quand on produit.
On ne devrait pas avoir les mêmes charges (sociales, fiscales) pour les producteurs industriels. Cela doit être décidé très vite car cela entrainera des réactions. Quand on annonce que le travail va couter plus cher, tout le monde se sauve et si on annonce que l’on commence à réduire les coûts cela peut générer un virage d’investissements.
On peut organiser aussi qu’une partie du financement vienne des droits de douane des produits concurrents importés.
Nous devons aussi favoriser la transition du secteur industriel vers le modèle de l’usine connectée.
Nous devons redonner à notre jeunesse le goût pour les sciences et pour l’industrie et je pense qu’ils ne seront pas déçus de découvrir ce monde.
Alain Aspect le récent Prix Nobel a dit « on ne réglera pas les problèmes de la planète contre la science mais avec elle ».
Et il a dit « Travaillez les sciences, les maths ce sont elles qui vous aideront à résoudre les problèmes qui vous préoccupent ».
Notre idée actuelle au Club Rodin est de trouver un ou des musées dans différentes régions, où nous pourrons présenter les technologies très récentes, et les rendre plus compréhensibles et accessibles pour notre jeunesse.
Nous sommes dans un temps positif pour la création d’entreprises. Quand je suis sorti de Centrale et que je voulais créer mon entreprise, des amis qui en avaient créé m’ont dit « Pourquoi tu veux le faire ? Tu as un diplôme »
Aujourd’hui cela fait partie de la formation d’ingénieurs que d’imaginer comment créer. Il y a de très belles choses, des centres de recherche, des hommes et des femmes remplis d’idées, une volonté de créer son entreprise et nous devons profiter de ce contexte.
Les secteurs : Le spatial, le militaire, l’aéronautique, le médical, tout ce qui se met à bouger, l’agriculture, l’automobile et tous les moyens de transport.
Il va y avoir de nouveaux produits et de nouvelles technologies, essayons de conserver et protéger ce qui est nouveau et stratégique et laissons les commodités ailleurs.
Regagnons sur les délais et la qualité par toutes les méthodes. J’ai le souvenir de ces rencontres avec des grandes entreprises qui appréciaient venir nous voir avec un problème et de ressortir après nos échanges avec des solutions.
On doit d’abord sauver les emplois qualifiés ; j’ai assisté au moment où on envoyait nos meilleurs ingénieurs former ceux qui allaient les remplacer dans leurs pays. Je garde comme point très positif le fait que des centaines de millions d’asiatiques ont amélioré nettement leur niveau aussi bien intellectuel que qualité de vie et fabriquent ce que nous consommons.
Et aujourd’hui ce sont les pays de l’Est et ce sera demain l’Afrique et tant mieux.
C’est un point très positif de l’histoire de l’humanité mais nous ne pouvons pas nous permettre dans les temps présents d’avoir pratiquement tout transféré et de ne pas pouvoir demain répondre à des demandes.
Ce qui me parait une grave erreur, c’est de ne pas garder un minimum indispensable dans tous les domaines et que ce minimum soit relié aux produits nouveaux, complexes, stratégiques, innovants.
J’étais là hier quand tout est parti après que nous ayons tout construit et je pense à demain en espérant un sursaut très fort sans attendre qu’il soit trop tard.
Je pense à demain et quand on parle d’industrialiser, je lis sur les journaux que le mieux que l’on puisse faire c’est de passer de 12% à 14% si on y arrive.
Non, Non C’est mon message : nous ne sommes plus à ce type d’action. Ce n’est plus un sujet économique avec ses capacités, c’est un danger grave qui menace notre souveraineté et notre sécurité.
Il faut garder une partie plus importante qu’actuellement de production chez nous et continuer à progresser et il faut parler de 20% et le réussir en 2 ans maximum quoi que cela coûte.
Si j’écris cet article aujourd’hui c’est parce que je pense à demain.
Je ne pouvais rien répondre pendant des années à ceux qui me disaient que tout le monde fabriquait ailleurs et que je devais m’y faire et que ce n’était pas nécessaire pour un pays comme le nôtre de fabriquer.
Il faut garder la main sur l’industrialisation des produits et maitriser une partie nécessaire pour assurer la souveraineté et la sécurité.
Dans mes métiers, la maitrise de la sous-traitance électronique est devenue une nécessité pour garder sa souveraineté, c’est une sous-traitance en mouvement permanent.
Nous pouvons utiliser des nouveaux équipements performants permettant de faire de nouvelles choses, d’être moins dépendant du coût de la main d’oeuvre.
Si je rédige cet article, c’est parce que je suis inquiet pour le futur. Aujourd’hui je suis inquiet pour demain et je ne suis plus le seul.
Je pense à demain.
Sans capacité de fabriquer le hardware qui intègre le circuit imprimé, la carte montée, la connectique, nous nous dirigeons vers un avenir où notre souveraineté sera menacée. Si nous ne pouvons plus avoir de cartes de circuits imprimés et monter les composants, le reste ne fonctionnera pas.
Mais plus grave que notre souveraineté, est notre sécurité et les dangers à venir.
Pour les circuits imprimés (PCB), nous fabriquons 3% de ce que nous utilisons et cela devient dangereux. Si nous avions gardé au lieu de 3% au moins 15% dans le circuit imprimé, on pourrait rester compétitifs sur de nombreux produits et être capables de traiter des cas difficiles, complexes, confidentiels, et surtout de développer des produits nouveaux comme dans le circuit flex qui prend plus d’importance actuellement.
Il en restera quand même une part importante dans les lieux où ils sont fabriqués.
On peut résoudre le problème économique car on s’appuie en France et en Europe sur un monde qui bouge constamment, des compétences, des investisseurs potentiels.
Mes recommandations pour aller très vite et très fort pour réindustrialiser :
Améliorer le contexte économique pour la production et l’industrie.
Faire un lien plus solide entre les centres de recherche et l’industrie.
Définir ce que l’on va garder et protéger dans les secteurs concernés.
Investir dans le hardware pour qu’il assure une partie minimale et vitale de nos besoins.
Présenter la science, nos métiers, les savants, les découvertes à nos jeunes et leur donner envie de travailler dans l’industrie.
Nos gouvernements en Europe se sont mis à bouger pour la réindustrialisation mais ils ne prennent pas suffisamment en compte le Hardware dans nos métiers.
Si l’on fabrique des choses nouvelles dans nos métiers de l’électronique, il ne faut pas penser qu’on le fera uniquement par le Numérique, le Digital, L’Intelligence artificielle et que l’on peut laisser le Hardware à d’autres pays.
Présentation de l’EIPC : Je vais prendre comme exemple le circuit imprimé. Aux USA ils s’intéressent vraiment récemment au sujet et en Europe, L’IPC et l’EIPC ont tiré une grande sirène d’alarme.
J’avais visité dès les premiers mois de mon travail en 1967 la société Electronics Circuits de la famille Daniloff et Michel Daniloff toujours vivant et aussi toujours un de mes amis m’avait expliqué les trous métallisés. Cela m’avait vraiment séduit et je m’étais mis à imaginer toutes les connexions qui pourraient relier tous les composants dans les 3 dimensions. J’étais tombé amoureux (et je le suis toujours) du circuit imprimé dès 1967 parce qu’à chaque fois, c’est un nouveau produit à faire, qu’il est conçu en dernier et qu’on en a besoin en premier et qu’il évolue constamment.
Il favorise l’innovation et on a perdu une partie de la maitrise et on continue à la perdre.
On parle en parlant de réindustrialisation du numérique, du digital et du semi-conducteur et on ne se préoccupe pas de la chaine et en particulier du hardware. Sans le hardware le reste ne marche pas. On dit que l’on va fabriquer des batteries mais le hardware qui va avec sera fait ailleurs.
Cela concerne le circuit imprimé, la pose de composants, les connexions de toute sorte et tout cela requiert recherche, innovation, inventivité...
Un monde numérique s’appuie sur la maitrise de l’interconnexion électronique sous-jacente. Le schéma du circuit imprimé parle lui aussi et pas seulement le numérique.
On achète ailleurs tout le hardware et on ne maitrise plus cette partie importante de la chaine de la fabrication en incluant la connectique de plus en plus sensible aux débits envoyés et à la connectique du circuit imprimé et du box to box.
C’est une zone de liberté pour innover, c’est une nouvelle interconnexion à chaque fois et il faut tenir compte des fréquences, de la température, de l’humidité, du poids, de la forme, des volumes à transmettre, de ce que l’on transmet.
En conclusion, si j’écris cet article, c’est parce que je suis sérieusement inquiet pour demain et que nous devrions tous nous impliquer autant que nous le pouvons pour faire face aux temps dangereux à venir.
En idéogramme chinois, le mot wei ji qui veut dire « crise », reflète une sagesse antique puisqu’il est représenté par deux idéogrammes l’un signifiant « danger » et l’autre signifiant « opportunité ».
La crise qui se présente est très dangereuse mais c’est aussi une opportunité pour réagir, s’adapter, anticiper et j’espère que ce message passera et que nous allons tous agir et faire l’effort nécessaire pour faire face à cette crise.
Bernard BISMUTH